Combien d’esprits aventuriers n’a-t-elle pas fait rêver, cette mystérieuse île de Pâques ? Pour nous, comme pour beaucoup d’autres, plus encore que la méridionale Ushuaia, cet îlot perdu au milieu du Pacifique représentait l’exotisme propre au bout du monde.
Et pour cause ! Située à 3760 kilomètres du Chili et à 4100 kilomètres de Tahiti, c’est l’une des terres les plus isolées du monde. Longue d’à peine 23 kilomètres sur 12 kilomètres de large, elle a été constituée par trois volcans tout droit sortis des profondeurs de l’océan, il y a environ 3 millions d’année.
« Rapa Nui » doit son nom européanisé à l’amiral hollandais Jacob Roggeveen qui découvrit l’île en 1722, un dimanche de Pâques (pourquoi chercher plus loin ?!). Longtemps secouée par les foudres de l’histoire et de la nature – guerres tribales, épidémies, esclavage, raz de marrée – le temps semble aujourd’hui s’y écouler paisiblement.
5000 habitants pour presque un millier de statues Moais. Restaurées, plantées à flanc de falaise ou bien laissées à l’abandon, la tête renversée, le corps fissuré, au milieu des prairies dénudées. Sans leur présence – lancinant rappel de l’histoire – on pourrait se croire en Irlande, au milieu de ses plaines verdoyantes fouettées par le vent. On s’y balade à pied, en voiture ou à vélo, parmi les animaux en liberté. Poules, chiens, vaches, chevaux, aucun ne semble s’offusquer de notre arrivée. Ils se déplacent nonchalamment d’un côté à l’autre de la route pour nous laisser passer, tournant la tête d’un air entendu : « hé doucement, faut pas être pressé ».
Loin d’être une île paradisiaque comme ses voisines polynésiennes, on s’y rend plutôt en pèlerinage, sur les traces des derniers vestiges de la civilisation pascuane. Avec au fond de nous – avouons-le – l’espoir secret de percer, peut-être par hasard, au détour d’un volcan ou d’une montagne, les mystères qui ont brouillé des générations de chercheurs.
Car si l’île n’est pas le jardin d’Eden dont rêvent tous les touristes surmenés, elle est, en revanche, le paradis des scientifiques. Toute l’année, archéologues, historiens, biologistes, linguistes et géologues y défilent sans discontinuer. Les auberges sont pleines de jeunes savants, les tempes déjà grisonnantes, dont l’enthousiasme n’a pas encore été épuisé par le silence emmuré des roches volcaniques.
À l’origine des hostilités, deux questions : D’où ont bien pu arriver les habitants qui peuplèrent originellement l’île ? Et, comment ont-ils pu transporter les gigantesques statues Moais, de la carrière de pierre située au centre de l’île jusqu’aux côtes à flanc de falaise ?
À la première question, aucune réponse certaine. Diverses théories loufoques ont été avancées au fil des siècles : langue de terre reliant l’île au continent et depuis engloutie (le fameux mythe de l’Atlantide !), origines africaines, américaines, égyptiennes, aryennes, vikings ! Jusqu’au très rationnel débarquement des extraterrestres, tout droit descendus des astres pour coloniser la planète Terre. Jusqu’ici, la seule hypothèse à peu près crédible – car appuyée de recherches avancées – est finalement celle de l’explorateur norvégien Thor Heyerdahl, qui se rendit célèbre avec l’expédition Kon-Tiki en 1948. Persuadé que les pascuans émigrèrent d’Amérique du Sud – et plus particulièrement du Pérou – jusqu’à l’île, il fit construire des radeaux de bois selon les techniques ancestrales des Incas et mena, avec succès, une traversée des côtes péruviennes jusqu’aux îles Marquises, 8 000 kilomètres plus loin. Si sa théorie ne reste toujours qu’hypothétique, elle permit au moins de prouver que des échanges eurent sans doute lieu entre Pâques et le continent sud-américain. En témoigne encore, selon lui, la présence de plantes et de vestiges architecturaux propres aux cultures incas, sur l’île.
À la question du déplacement des Moais, en revanche, les chercheurs semblent enfin être tombés à peu près d’accord. Ces immenses statues, érigées dès l’an 800, personnifiaient les ancêtres fondateurs de chacun des 12 clans qui se partagèrent l’île pendant des siècles. Chacune avait un nom et faisait l’objet d’un culte fervent. Il semblerait également qu’, au fil des ans, les tribus soient rentrées dans une compétition féroce pour produire des statues toujours plus belles mais surtout toujours plus…gigantesques ! La plus grande jamais retrouvée mesure presque 22 mètres. Elles étaient toutes taillées d’un seul bloc, dans la carrière volcanique de Rano Raraku, au milieu de l’île, puis transportées jusqu’aux différentes côtes.
Mais comment furent-elles déplacées ?
Longtemps on a cru que les Moais avaient été couchés sur des rondins de bois pour glisser jusqu’à leur lieu d’arrivée. Selon les adeptes de cette théorie, cela aurait alors entraîné une déforestation quasi-totale de l’île, précipitant, en conséquence, l’extinction du peuple pascuan. Il semblerait, en réalité, qu’il n’en soit rien. L’île n’a jamais abrité de gigantesque forêt et même si cela avait été le cas, sa disparition n’aurait pas tellement eu d’impact sur les populations qui se nourrissaient principalement de poissons et de légumes cultivés dans des jardins abrités.
Si l’on en croit la théorie dernièrement admise, les statues, redressées à la verticale, auraient en fait été déplacées centimètres par centimètres, à l’aide de cordages. C’est d’ailleurs ce qu’ont toujours affirmé les pascuans, dont les mythes transmis de générations en générations, relataient que les Moais avaient « marché debout » jusqu’au rivage.
Ce qui nous amène à un point crucial de l’histoire de l’île : la culture pascuane est majoritairement orale. Or, les derniers tributaires de son savoir furent pratiquement tous exterminés par les vagues de visiteurs mal intentionnés qui débarquèrent régulièrement sur l’île à partir du XVIIe siècle. Ironie du sort : les pascuans ont bien légué quelques vestiges de leur culture sous forme écrite – les fameuses tablettes de rongo-rongo – mais la clé de leur déchiffrage se transmettait…par la parole ! Et depuis leur découverte en 1864, personne n’a encore réussi à en comprendre la signification. L’île de Pâques attend donc toujours le Champollion qui viendra peut-être un jour percer le mystère des Moais et de leurs sculpteurs disparus…
En réalité, s’il y a quelqu’un à blâmer pour l’impossible résolution de toutes ces énigmes, ce sont bien les explorateurs, qui, en découvrant l’île, ont entériné le début de son long déclin. Et en premier lieu, l’amiral hollandais qui posa, le premier, le pied sur Rapa Nui. Il y découvrit alors une population riche et développée, au sommet de sa culture et de son art (les Moais !). Mais 50 ans plus tard, lorsque James Cook, célèbre capitaine anglais, débarqua à son tour sur l’île, il n’y trouva que guerre et désolation. Son carnet de bord rapporte également que de nombreuses statues avaient été renversées. Qu’a-t-il bien pu se passer en une demie décennie sur une île si étroite et coupée du monde ?
Après de nombreux crêpages de chignons scientifiques, la thèse la plus accréditée est celle d’une épidémie de variole déclenchée après le passage du bateau hollandais qui provoqua une hécatombe et fit passer le pouvoir de l’île aux mains des « courtes oreilles », alors en supériorité numérique. Jusqu’ici, ces tribus avaient été réduites à l’esclavage par les « longues oreilles » (du nom des longues boucles agrandissant leurs lobes) et forcées de s’adonner à la sculpture des Moais. Une fois arrivées au pouvoir, les courtes oreilles abandonnèrent ce culte – auquel elles n’avaient jamais vraiment cru – pour mieux se consacrer à celui de « Tangata Manu », l’homme-oiseau. Divinité issue du mythe selon lequel « Make-Make », le dieu créateur, aurait un jour apporté un œuf sur l’îlot Motu tu, dont naquirent les habitants de Rapa Nui.
Pour symboliser la chute du clan ennemi, les nouveaux rois firent renverser les statues Moais. Ces dieux qui s’étaient, de toute façon, révélés inefficaces pour protéger les pascuans des horreurs venues de la mer, tsunamis comme aventuriers. Un bon nombre de statues repose aujourd’hui encore face contre terre.
La suite est bien triste : diverses expéditions se succédèrent à partir du XIXe siècle pour piller allègrement sur l’île. Les britanniques s’emparèrent des plus beaux Moais – ce qui explique pourquoi on trouve des statues au British Museum -, les péruviens capturèrent des milliers de pascuans pour les réduire à l’esclavage dans leurs mines d’argent, et l’aventurier français Dutrou-Bornier eut même l’idée lumineuse de s’y proclamer roi ! Il finit assassiné.
C’est finalement le rattachement de l’île au Chili, en 1888, qui lui apportera un peu de répit et de stabilité. Entre temps, le peuple pascuan avait été réduit à une centaine de survivants seulement.
Au fil des années, ces-derniers réussirent toutefois l’exploit de faire survivre les derniers vestiges de la culture de leurs ancêtres. Le festival de Tapati, au mois de février, en est le meilleur exemple. Chaque année, pendant deux semaines, les habitants de l’île, divisés en deux camps – à la tête de chacun desquels se trouve une femme – s’affrontent autour de diverses épreuves artistiques, culinaires ou sportives. La femme du clan vainqueur est couronnée reine de l’île. Pendant un an, c’est à elle qu’incombe la tâche de faire rayonner la culture pascuane. Parmi ses attributions, celui de revêtir le costume traditionnel dédié au culte de l’homme oiseau.
Espérons simplement que les vagues, de plus en plus nombreuses, de touristes curieux, ne viennent pas entraver les dernières subsistances d’une culture millénaire…
Charlotte.