En tant que fille, on m’avait beaucoup mise en garde sur le comportement des hommes en Inde, et en particulier sur leurs regards parfois extrêmement insistants. Etrangement, je n’en n’ai pour l’instant pas ressenti une seule fois les désagréments. Sans doute le fait qu’Antoine ne s’éloigne jamais bien de plus de 10 mètres de moi y est pour quelque chose
A vrai dire, j’ai même plutôt la sensation inverse : à défaut d’attirer le regard des hommes, je les détourne. Depuis presque deux semaines que nous sommes en Inde, j’ai la désagréable impression d’être devenue…transparente !
L’Inde est un pays masculin.
Ce sont les hommes qui conduisent les rickshaw et les taxis, qui tiennent les hôtels et les échoppes de rues, qui nous servent au restaurant, qui prient dans les temples et les mosquées. De femmes, il ne semble y avoir que les touristes.
Je n’ai jamais été une féministe revancharde – sans doute aussi car j’ai grandi dans un monde où je n’ai jamais eu à revendiquer la légitimité de ma place – mais au bout de quelques jours dans la capitale indienne, j’en suis venue à me demander où se cachaient les femmes. Et surtout pourquoi les hommes me déconsidéraient à ce point.
Cela a commencé le premier soir au restaurant lorsque le serveur a demandé à Antoine ce que sa « femme » désirait diner, puis dans un rickshaw le lendemain quand le chauffeur s’est enquis de mon identité : « et elle c’est qui ? ». Entre deux visites, je m’arrête pour acheter une bouteille d’eau, je tends un billet à l’homme derrière le comptoir, il le prend en silence et rend la monnaie à Antoine.
Bien. Visiblement, je n’ai pas le droit de choisir moi-même ma nourriture ou encore de me présenter, mais en plus je ne suis pas non plus sensée posséder de l’argent.
Le lendemain, je demande mon chemin à un homme dans la rue, c’est à Antoine qu’il répond. Sur le chemin de notre hôtel des enfants nous voient arriver de loin, ils me regardent puis se jettent sur Antoine pour quémander quelques pièces. C’est donc que dès le plus jeune âge, on a ici conscience que c’est l’homme qui tient le portefeuille. A la mosquée ou au temple, je suis autorisée à entrer seulement parce que je suis accompagnée d’un homme. Enfin, ironie du sort, lorsque je dis que je m’appelle Charlotte, les indiens s’amusent : « Charlotte comme chalo ? ». Chalo en indien : « va-t-en ».
A chacune de ces nouvelles surprises, je me demande comment il est possible qu’un pays qui a été si novateur en élisant une femme premier ministre dès 1966 – alors que nos grands-mères devaient encore disposer de l’accord de leurs maris pour ouvrir un compte en banque – en soit là aujourd’hui.
Au début, je ne comprenais pas, je répétais ma question persuadée qu’on m’avait mal entendue, puis très vite, j’ai abandonné l’idée de m’imposer. Je me suis petit à petit accommodée de ma nouvelle place, en essayant d’en voir les bons côtés : après tout je n’ai pas à me battre contre les conducteurs de taxi pour m’accorder sur le prix, à disperser les enfants qui s’accrochent à nous, ni même à commander au restaurant. Antoine fait tout, Antoine sait tout. Et moi, je me repose sur lui, les doigts de pieds en éventail, rassurée au fond de moi de savoir que cette situation n’est que temporaire et que mon homme est, par bien des égards, bien plus féministe que moi.
Mais finalement, est-ce que ce n’est pas ça le plus terrible ? De s’en accommoder et donc d’une certaine manière d’encourager ce genre de pratiques ?
Car où sont-elles ces femmes que je cherche partout dans les rues ? Qui sont-elles ? Que font-elles ? Pourquoi ne les voit-on pas ? Se cachent-elles ? Et si oui, pourquoi ?
Je suis partagée. Ce comportement serait-il justement le revers d’une marque de respect envers une femme, à partir du moment où elle appartient à un homme ? A trop vouloir la ménager, on finit par l’ignorer. Ou tout simplement le signe que l’avenir des femmes en Inde est fort peu reluisant ? Condamnées à n’être soit que des célibataires et donc de potentielles cibles d’attaques ou alors des femmes mariées réduites à l’indifférence par leur statut.
Au fil des jours, cette situation est presque devenue un jeu. Je cherche à saisir le regard de ces hommes pour lesquels je n’existe pas, mais à peine nos yeux se croisent-ils qu’ils détournent la tête. Lorsqu’ils se présentent, ils serrent la main d’Antoine, je m’empresse de leur tendre la mienne, qu’ils empoignent du bout des doigts, l’air atrocement gêné.
Mon incompréhension s’accroît lorsque, pratiquement tous les jours, on me demande de poser sur des photos. La plupart du temps avec des femmes ou des enfants. Je me prête de bon cœur à l’exercice. Enfin, j’existe ! Je souris, je serre les mains devant les objectifs.
A Delhi, je vis une expérience étonnante. Dans la grande mosquée, alors que j’observe les fidèles qui font leurs prières, un homme m’accoste : « je voudrais vous prendre en photo avec ma femme ». Celle-ci s’approche, elle est en niqab. Nous prenons la pose, mais juste avant, elle soulève son voile pour découvrir son visage. Ça alors ! Dans l’enceinte même d’un endroit où il n’est pas de bon ton de se dévoiler, ma présence à ses côtés l’encourage justement à s’imposer. Sur cette photo, à côté de cette fille blonde aux cheveux détachés, c’est donc qu’elle veut qu’on la reconnaisse.
Mais alors que penser de tout ça ? Je souffre de ne pas pouvoir avoir l’avis d’une femme, de ne pas savoir comment elles vivent ce quotidien et quels sont leurs désirs enfouis. Il me reste deux semaines pour élucider la question. Et je compte bien y trouver une réponse !
Charlotte, détective privée.