« Quand je serai grande, j’irai mettre les deux pieds dans la merde sur la grande décharge de Phnom Penh ». Voici la phrase que vous auriez pu m’entendre affirmer il y a une dizaine d’années d’une petite voix fluette et déterminée. Les gros mots bien placés comme pour en accentuer le côté désespéré.
Dans le milieu privilégié dans lequel j’ai grandi, la décharge de Phnom Penh symbolisait sans doute la plus parfaite image de l’enfer : les détritus en feu, encerclant des enfants en haillons, pieds nus, affamés, noirs de crasse, croulant sous le poids de leurs sacs, tentant désespérément de ne pas se faire écraser par les bennes à ordures.
Je me souviens qu’au collège, on nous passait régulièrement des vidéos témoignant de l’horreur qui s’y tramait au quotidien. Du haut de nos 12 ans, nous regardions ça les yeux écarquillés, en nous tortillant sur nos chaises, sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait. Sentant pourtant bien qu’il se tramait sous nos yeux quelque chose de suffisamment détestable pour qu’il faille contribuer à le stopper. Alors oui, je l’affirmai haut et fort : un jour, j’irai au Cambodge, j’irai sur la grande décharge de Phnom Penh, et d’une manière ou d’une autre, je contribuerai à sortir ces enfants de l’enfer.
Les années ont passé, et avec, la naïveté de mes 12 ans. Mais un jour, sans m’en rendre compte, j’ai atterri au Cambodge, à Phnom Penh, les deux pieds sur la décharge.
Ou plutôt sur ses restes.
Car le gouvernement cambodgien a pris la décision de fermer la déchetterie de Stoeung Meanchey en 2009. En réalité, de la délocaliser. Quinze kilomètres plus loin, à Dangkor, dans la grande périphérie de la capitale, où une décharge « plus respectueuse de l’environnement » a vu le jour. Deux fosses béantes y permettent l’enfouissement des déchets plutôt que leur accumulation à ciel ouvert.
A l’emplacement de l’ancienne décharge, on peut aujourd’hui observer une colline verdoyante. Sous l’herbe qui s’est mise à repousser depuis presque 5 ans, ce sont des monticules de détritus qui sommeillent en silence, fumant encore parfois par certains endroits.
Drôle d’ambiance lorsqu’on y pénètre. Une atmosphère de fin du monde y règne. Les sacs en plastiques roulent sur les chemins de terre, dont le vent soulève également la poussière. Quelques jappements de chiens errants se perdent au loin. Une femme passe lentement, ployant sous ses paniers, témoin fantôme d’un champ de bataille en résurrection. Sous ses pieds crissent des éclats de verre et des morceaux de briques. Tout est silencieux. Le soleil brûle. Les déchets trônent.
Alors, c’est donc ça la grande décharge de Phnom Penh.
Je reste un peu interdite face à ce spectacle. L’enfer qu’on me décrivait quand j’étais petite n’est plus.
Pourtant, à quelques mètres de là, des villages en taule survivent difficilement. Beaucoup d’habitants ont suivi le mouvement des déchets en 2009 : ils ont déménagé. Ceux qui sont restés ont du trouver d’autres sources de revenus. Mais elles sont rarement suffisantes.
L’association Pour un Sourire d’Enfant est née en 1995 du choc de ses fondateurs face aux enfants de la décharge. Après des années à les prendre en charge, elle vient aujourd’hui en aide aux familles qui sont restées près de l’ancien site. En scolarisant leurs enfants, mais aussi en leur permettant l’accès aux soins de base : de l’eau potable, quelques sacs de riz, du lait pour les nourrissons et des médicaments.
Sophay, l’assistant social de l’association, avec lequel nous sommes venus, nous invite à pénétrer dans l’un des villages. Entre quelques cabanes branlantes, nous débouchons sur un groupe de femmes s’affairant autour d’un monticule de bouteilles vides. Leurs hommes – et parfois leurs enfants – sillonnent la ville, pour les récupérer dans les poubelles ou sur les trottoirs. Elles se chargent ensuite de les préparer, les disséquant en différents morceaux trouvant chacun leur place dans un panier précis : les bouteilles d’un côté, les étiquettes en papier d’un autre et les bouchons encore ailleurs.
Elles vendront par la suite ces pièces détachées à des grossistes, pour 2000 riels le kilo, soit 50 centimes d’euros. Les grossistes les stockeront, le temps qu’elles prennent de la valeur, avant de les vendre, à leur tour, à des sociétés de recyclage vietnamiennes.
Pourquoi vietnamiennes ? Parce que le Cambodge ne détient pratiquement aucune industrie. Les usines présentes sur son territoire sont presque toutes étrangères. Et le recyclage, qui pourrait être une source de revenu conséquente, se fait chez leurs voisins. Là est le plus gros problème du pays : depuis les khmers rouges, la société peine à sortir du stade agricole.
Nous remontons sur la petite moto de Sophay, direction le centre ville. Il veut nous montrer une communauté « aux problèmes plus sérieux » et à laquelle Pour un Sourire d’Enfant vient également en aide.
Au bout de quelques minutes, nous nous garons au pied d’un supermarché flambant neuf. Juste derrière le bâtiment, dans une allée sombre et marécageuse, des habitants ont construits des petites paillotes de fortune. Un bidonville en plein cœur de la capitale. Le contraste est saisissant. Nous y rentrons à pas menus, un peu intimidés.
Des enfants surgissent des habitations. Ils nous barrent le passage en riant, nous sautant dans les bras et nous enlaçant la taille. Une femme me voit arriver de loin. « Mademoiselle ! » me crie-t-elle. Elle se lève en hâte de son tabouret, manque de trébucher, chancelle, puis, arrivée à ma hauteur, s’empare de ma main et la presse contre son visage. Son œil gauche est enflé par un cocard, elle a les dents cassées. Elle se lance alors dans un discours animé, à grand renfort de mimes que, pour notre plus grand désarroi à toutes les deux, je suis incapable de comprendre.
Je me détache d’elle au bout de quelques minutes, toute tremblante, sans vraiment comprendre pourquoi son empressement m’a tellement touchée.
Est-ce que c’est ça l’enfer ?
Depuis que nous sommes partis, nous nous posons souvent la question de notre rôle. L’équilibre est difficile à trouver entre témoignage et action.
Que faire de toutes ces rencontres, de tous ces moments ? Faut-il en parler? Pour quoi faire ? Et qui cela peut-il toucher ?
Trouver le ton juste n’est pas toujours chose aisée. Et la misère du monde aurait besoin d’un bon coup de pub pour qu’on daigne s’y intéresser.
Pourtant, si je devais résumer ce qui nous arrive depuis 3 mois que nous sommes partis, j’utiliserais l’image d’un gigantesque zoom arrière. Disons que notre conscience est une immense longue vue postée devant la planète terre. Avant notre départ elle était vissée en très gros plan sur notre microcosme parisien. Mais, en partant, son œil s’est agrandi. Nous avons découvert – parfois avec stupéfaction – que des millions de personnes vivaient exactement le même temps, la même minute, mais à l’autre bout du monde. Que nos histoires s’écrivaient respectivement, au gré des évènements, sans jamais se rencontrer, sans jamais se ressembler.
Mais alors que jusqu’ici, nous ignorions tout les uns des autres, et que nous n’étions pas censés nous rencontrer, nos vies ont fini par péricliter. Et je me dis que cela vaut bien la peine de vous le raconter.
Je souris à l’idée qu’à la lecture de cet article, vous vous tortillez peut-être sur votre chaise, comme moi devant la vidéo de la décharge de Phnom Penh. Que vous ne comprenez pas vraiment ce que j’essaye de vous raconter, mais que vous sentez sans doute qu’il y a entre ces lignes quelque chose de suffisamment détestable pour qu’il faille contribuer à le stopper. Et qu’un jour peut-être vous réaliserez que, sans vous en rendre compte, votre longue vue s’est dézoomée. Je vis en tout cas maintenant avec un bout de la mienne vissée sur les bidonvilles de Phnom Penh. Je sais que les enfants y rient et que les femmes y pleurent.
Charlotte.