Lundi 6 octobre, nous faisons notre entrée dans la vieille ville de Lijiang. Ce petite havre de paix préservé de la province du Yunnan, est connu pour abriter les derniers descendants du peuple Naxi, originaire des plateaux tibétains, mais il est surtout le point de départ d’un des treks les plus recommandés en Chine : les gorges du Saut du Tigre.
Tandis qu’Antoine s’occupe de nous réserver des places dans le bus qui y part le lendemain matin, je tombe nez à nez, dans la cour de notre auberge de jeunesse, avec Louis, rencontré en prépa il y a 5 ans, et perdu de vue depuis. L’expression « le monde est petit » n’a jamais été si vraie. Celui-ci revient tout juste des deux jours de trek. Nous l’interrogeons à ce sujet. « Si vous êtes de bons marcheurs, ce n’est rien de plus qu’une grande balade à travers la montagne », nous assure-t-il.
Parfait ! De toute façon, depuis notre périple dans les Montagnes Jaunes, plus rien ne peut nous effrayer.
Le lendemain, c’est donc pleins d’une assurance que nous croyons être celle de voyageurs aguerris, que nous prenons place dans le bus.
A notre grande surprise, dans le petit groupe que nous formons, aucun chinois en vue. Le seul couple d’asiatiques est d’ailleurs coréen. Jamais en Chine nous ne nous sommes retrouvés avec autant d’occidentaux au même moment. Il y a ici des anglais, des allemands, des italiens, des suisses, des canadiens, des israéliens, des américains, des russes, des hollandais et même des bulgares, mais pas un seul local.
Arrivés au début de la randonnée, après 3 heures de route, nous en comprenons vite la raison : la région a l’air presque vierge, c’est à peine si un petit sentier émerge de la végétation à travers la montagne. Nous avons pu le remarquer depuis un mois que nous les côtoyons, les chinois ne sont pas très sportifs. Or, il n’y a ici ni téléphérique, ni route, habituellement postés en bas des montées pour leur éviter l’ascension. Leur absence ici en dit donc long quant à la difficulté du trek.
L’expédition est prévue comme telle : marche de 7 heures le premier jour, au cours de laquelle nous gravirons un pic à 2800 mètres, avant d’atteindre « Halfway », petite auberge typique à mi-parcours, avant de reprendre, le lendemain, le chemin jusqu’aux gorges. De là, nous descendrons à 1500 mètres pour arriver au fleuve et au fameux rocher d’où, selon la légende, aurait sauté le tigre qui donne son nom au canyon, afin d’échapper à son chasseur.
Nous sommes une petite vingtaine, ce matin, à débuter l’ascension. Les premières centaines de mètres sont l’occasion de faire connaissance, mais aussi de s’échanger des conseils. Beaucoup ici font également le tour du monde, seuls ou en couple, mais la plupart sont partis de chez eux depuis bien plus longtemps que nous. Nous réalisons vite que, dans la catégorie des backpackers, nous ne sommes encore que des novices. Nous qui n’avons même pas pensé à prendre de la crème solaire, des barres de céréales en cas de coup de pompe ou une paire de tong pour soulager nos pieds après la journée de marche. Notre assurance de « voyageurs aguerris » en prend un coup. Mais après tout, nous avons encore 8 mois pour apprendre ! La difficulté du parcours augmentant, le groupe s’étiole et nous nous retrouvons vite à deux.
La montée s’avère plus rude que prévue. Nous y retrouvons la même sensation de dépassement que dans les Montagnes Jaunes, en particulier lors de « la route des 28 lacets », ultime effort avant d’atteindre le pic principal, mais dont chaque nouveau tournant donne l’impression d’être arrivé au sommet. « Petite balade à travers la montagne » qu’il disait… ! Nous buvons 4 litres d’eau, que nous suons immédiatement. Lorsqu’enfin j’aperçois un paysan qui me regarde en souriant et lève le poing en signe de victoire, je souffle. Ouf, nous y voilà !
L’étape du soir à « Halfway », nous donne l’occasion de retrouver les marcheurs dont nous nous sommes séparés au début de l’ascension. Je me réjouis en silence des liens invisibles qui se nouent entre nous, comme si les quelques heures qui avaient séparé notre rencontre avaient créé des amitiés impérissables, comme si nous partagions un secret commun à travers ces routes à flanc de montagne. Ici, la nuit tombe vite, et le silence avec elle sur la vallée. Les rues bondées de Guilin sont bien loin et nous avons presque l’impression d’être dans un espace hors-temps privilégié en chuchotant quelques confidences et souvenirs de voyage autour d’une dernière bière.
La marche du lendemain nous donne la joie de goûter à cette solitude. Les chemins semblent nous appartenir. A peine croisons nous quelques poules ou cochons sauvages, et parfois, au détour d’un sentier, un local, accroupi au bord de la falaise, tirant sur une cigarette, l’air songeur. Nous apprenons vite à nous faufiler à travers un troupeau de chèvres ou à passer à travers les cascades.
Les choses se gâtent cependant une fois arrivés à l’entrée des gorges. Nous pensions avoir presque atteint notre but, mais un coup d’œil au chemin qu’il nous reste à faire jusqu’au fleuve Yangzi nous fait vite déchanter. Le sentier est à pic, parfois à flanc de montagne. Mon vieux copain vertige me fait soudain tourner la tête. Je serre les dents pendant les 40 minutes de la descente, jusqu’au rocher légendaire d’où le tigre se serait jeté dans les flots. Finalement, nous sommes plus impressionnés par le chemin qui nous y a mené depuis la veille que par les gorges elles-mêmes.
Ultime étape avant le repos du guerrier, sur le chemin de la remontée, deux voies s’offrent à nous : des marches ou une échelle posée à même la falaise mais ayant l’avantage de nous éviter une trentaine de mètres de dénivelé. Je lève les yeux et réprime un hoquet. « Je me mets derrière toi et on y va une marche après l’autre » me propose Antoine. Bon, dans ce cas…
Cris, tremblements, et plans de sauvetage saugrenus plus tard (« si je laisse de l’espace entre l’échelle et moi, je peux peut-être la retenir dans sa chute »), nous en rions encore.
Arrivés à « Tina Guesthouse », où nous devons prendre le bus qui nous ramènera à Lijiang, nous retrouvons le petit groupe de la veille, heureux de pouvoir partager nos expériences respectives. Entre deux anecdotes, je m’interroge sur notre démarche, à la fois commune et individuelle, puisque, encore sur cette montagne, chacun trace sa route selon ses envies, ses objectifs, ses challenges, ses capacités et ses limites physiques et temporelles. Nous ne voyageons pas tous de la même manière, ni avec les mêmes bagages, que ce soit sur nos dos ou dans nos têtes, mais nous suivons tous la même démarche : celle d’être partis de chez nous, en quête d’un ailleurs.
Peu importe d’où nous venons, d’une certaine manière nous appartenons tous à la même communauté : celle des voyageurs. Ceux qui défont leurs sacs tous les soirs, pour les refaire tous les matins avant de s’embarquer pour une nouvelle aventure dont ils ne connaissent que des recommandations ou des rumeurs.
En ayant fait le choix de partir, nous détricotons ce que des siècles de civilisation ont permis de construire : la sécurité et le confort d’une vie sédentaire. Nomades du XXIe siècle, cette année, nous ne sommes finalement pas si différents de nos aïeux qui, il y a 4000 ans, déplaçaient leurs campements pour voir si l’herbe n’était pas plus verte dans la vallée d’à côté.
Charlotte.